Musicien aujourd’hui

         Je me plais souvent à imaginer que, finalement, composer la musique au temps de Mozart était chose bien facile, tant il semble évident que peu de questions apparaissaient alors dans les choix fondamentaux qui précédaient l’écriture: aux quelques hésitations majeur-mineur, binaire-ternaire, répondait un éventuel souci de la forme, - encore que celle-ci, une fois le genre déterminé, le plus souvent d’ailleurs grâce à la commande d’une autorité supérieure, se devait d’obéir à des structures d’école bien étable qu’il suffisait d’assujettir à ses propres besoins - , et le tour était joué. Tout le reste, je veux dire l’écriture proprement dite, une fois les idées maîtresses bien sériées, n’était plus que graphisme, et on peut supposer que l’habileté parfois et la routine souvent, permettaient aisément de noircir bon nombre de feuillets par le seul fait de laisser courir, presque par automatisme, une main affirmée, rodée à mille et un tours, pour dessiner gammes, arpèges, accords et autres schémas étudiés, utilisés et usés au fil d’une carrière brillante où la reconnaissance officielle confortait dans la sécurité. Ah! que de sonates, symphonies, concertos, musiques religieuses ou théâtrales n’aurions-nous pu écrire à cette glorieuse époque suivant les habitudes d’un métier bien appris, sans qu’il nous fut ni très utile de nous interroger sur quelque nouveau chemin à emprunter, ni même conseillé d’être par trop nourri de doutes.
        
        Il en est bien autrement aujourd’hui! Finies les certitudes formelles, les coupes ternaires qui ravissaient autant l’esprit qu’elles facilitaient la tâche, les courbes modulantes bien dessinées qui, quoi qu’il arrive, conduisaient de la Tonique à la Dominante, de la Dominante à la tonique, puis de la Tonique à la Tonique, disparue enfin la tranquillité sereine née du système tonal dont l’équilibre parfait dissipait les moindres errements vers tous les inconnus.
        
        Quelle musique aujourd’hui?... Jamais, probablement, l’angoisse de la page blanche ne fut si envahissante, si oppressante, simplement parce que tout est devenu possible, sans la moindre limite, là où nos chers classiques, avant même d’avoir posé la première note, connaissaient déjà l’univers sonore et la globalité du déroulement temporel qui allaient les conduire, tel Stravinsky qui ne pouvait écrire que lorsque tout lui fut bien précisé (“les contraintes sont ma liberté”), on comprend aujourd’hui à quel point un cahier des charges clairement pré-établi libère l’imagination, ne serait-ce que parce qu’il évite d’aller se perdre dans des contrées inexplorées, souvent stériles, où se tapissent toutes les interrogations.

        Qu’écrire donc? Choisir la tonalité semble nous contraindre à réemprunter, une nouvelle fois, tous ces chemins tant visités depuis plus de trois cents années, jusqu’à nous finalement bloquer au fond de l’impasse que prirent quelques français douteux de ce début de siècle, sans compter les multiples condamnations d’autrui qu’on ne manquera de déclencher, dénonçant haut et fort la décadence d’un pire esprit néo-classique, rétrograde, réactionnaire, voire vulgaire ou démagogique. S’engager dans le sérialisme, la musique de texture, le spectral ou l’univers du timbre paraît plus gratifiant; voilà qui donne de la crédibilité, de la prestance et de l’autorité: on se sent d’un coup revêtu de prestigieux costume que portent seuls les êtres sérieux et novateurs, ordinateur en main, véritables artistes respectés ou vénérés qui , au delà de l’incompréhension quasi générale que suscitent souvent leurs œuvres, restent néanmoins entourés des meilleurs égards. Alléchant, soit, mais ne risque-t-on pas de sombrer rapidement dans un ésotérisme dont on peut redouter les effets pervers qui conduisent, tôt ou tard, à un art desséché, maniériste ou calculateur... Bien sûr, on peut être tenté par les appels flatteurs de la modalité du jazz, mais honnêtement, quand on n’est ni noir, ni américain, ni - merveilleux paroxysme- les deux à la fois, il semble conseillé de ne pas insister. Et puis, le jazz, ses gesticulations tribales et les aléas de ses improvisations, ça ne fait pas très sérieux au fond; juste de quoi s’acoquiner un peu, de quoi de se divertir entre amis l’espace d’un verre qu’on distille sous les voûtes d’un club ou de meubler un vide d’été le temps d’un festival: non, cela ne mérite ni écoute attentive, ni grand respect, sinon l’affectation d’une admiration tout en désintéressement. Restent le biniou breton et la vielle auvergnate, mais dont on peut douter de l’effet stimulant sur l’imagination, ou l’exotisme du sitar indien ou de l’oud maghrébin, ce qui de nos jours fait tout de même plus chic et peut même inspirer l’esprit mondain mais néanmoins généreux d’un ministre de la Culture ravi de dispenser enfin ses subventions pour une cause respectable, humaniste et grande. Arrêtons là nos investigations, tant il semble déplacé d’envisager ici de se tourner ers la musique de variétés: cela reviendrait à abandonner la musique elle-même pour jouer les commis voyageurs, et ce n’est pas notre propos. 

        Mais enfin, quelle musique? Exactement? Je crois, en fait, que tout ceci n’est qu’un mauvais débat, un tel raisonnement réduisant la musique à un assemblage vil et arbitraire de sons, ce qui constitue à mon sens l’erreur la plus rédhibitoire. Car, soyons-en certains, la musique n’a jamais été faite avec des notes, des rythmes, des accords, des timbres ou quelqu’ autre paramètre fragmentaire purement conceptuel, visions aberrantes et dévitalisées d’analystes et de théoriciens inaptes à comprendre, expliquer et rendre compte du phénomène musical: la musique n’existe que dans la réalité concrète de l’effusion sonore, matière organique indissociable, ainsi que dans la propagation dans la dimension temps-espace. Il s’agit donc bien de s’attacher à une logique supérieure à celle qu’on défend encore aujourd’hui en s’ingéniant à juxtaposer de façon savante ou habile des points inertes et immobiles, sortes d’entités fermées sur elles-mêmes, avec l’espoir que leur association engendrera la vie et la cohérence. Qu’ importe ainsi les systèmes ou styles utilisés si on comprend que la vérité musicale n’est générée que par la recherche du mouvement et sa logique de déroulement dans le temps, chaque phrase devenant trajectoire intrinsèque en tant que matière organique, sa propre évolution, son propre avenir.
        On comprend de cette façon qu’une gamme n’est pas une simple succession de huit notes mais un moyen, parmi tant d’autres, de passer du grave à l’aigu: ce n’est donc pas la gamme qui engendre le mouvement, mais la volonté d’un mouvement particulier de la part du compositeur qui impose, par exemple, le choix d’une gamme. Supra-logique, dirais-je, qui relègue tout système au simple rang de matériau de base dans lequel on puise des éléments afin qu’ils obéissent aux lois du mouvement qu’on souhaite et qu’ils intègrent parfaitement dans une trajectoire temporelle, le temps n’étant lui-même qu’un mouvement en constante évolution. On comprend ici pourquoi, alors que j’évoquais plus haut l’époque de Mozart, tant de compositeurs de la fin du XVIIIème siècle ont, par la médiocrité de leurs œuvres, rapidement sombré dans l’oubli, victimes de leur vision microscopique et fragmentaire de la matière musicale, là où Mozart gardait sans cesse à l’esprit une conception globale de l’œuvre, depuis le point de départ jusqu’à l’aboutissement final. C’est pourquoi les gammes de Clementi, Diabelli, Salieri et autre Stebelt ne sonneront jamais que comme des gammes définitives, alors que celles de Mozart, avant même d’avoir été écrites, avaient déjà perdu la sécheresse de leur mécanisme pour se diluer dans l’évidence d’une logique temporelle évolutive située bien au delà de toute préoccupation bassement technique. J’affirmerai donc, compte tenu des ces constations, que la composition musicale impose de partir du tout pour progressivement s ‘attacher au plus petit - la note par exemple - , celui-ci n’ayant qu’une importance minime dans la globalité du mouvement général: la musique est donc, pas conséquence, l’organisation du temps dans une évolution irréversible, organisation constituée d’une suite de mouvements s’enchaînant logiquement pour un mouvement global.

        Or, pour que le mouvement ait un sens dans un premier temps, et pour qu’il soit ensuite bien perçu, il importe que celui-ci soit généré par ce que j‘appellerai une intention, véritable résultante intime et pleinement authentique des diverses pulsions psychologiques et émotionnelles qui nous habitent. C’est donc sur cette intention que doivent porter tous nos efforts, puisqu’elle constitue la source de toute musique, ainsi que sur la façon de transmettre cette intention à l’auditeur, d’où une recherche permanente, et de la logique du mouvement né de l’intention - en rapport par exemple avec les mouvements universels de notre univers - , et de sa représentation sonore. Car, n’existant que parce qu’elle est entendue, la musique, pour l’auditeur, n’est évidemment pas organisation abstraite de sons, mais bien et uniquement son même, en tant que vecteur de l’existence fondamentale de l’artiste: c’est pourquoi j’insiste tant sur l’importance primordiale de la matière sonore, depuis sa source jusqu’à son évolution temporelle et spatiale, tant dans la conception initiale que dans la restitution. Voilà qui nous rappelle enfin que la musique n’existe que dans deux dimensions: celle du temps - conception évolutive de la trajectoire et des mouvements - , qui intéresse en premier lieu l’acte compositionnel, et celle de l’espace - seule réalité effective de la musique - , qui intéresse en second lieu l’exécution: perdre de vue ces deux seules dimensions au profit d’une vision mécanique et intellectuelle consiste alors à perdre contact avec la musique même pour entrer dans un monde conceptuel qui ne peut mener qu’à l’échec.

        Finalement, quelle musique? Espérant avoir clairement expliqué à quel point la musique ne doit que peu aux notes ou aux systèmes  qui en régissent l’organisation parce qu’elle est avant tout la représentation sonore d’une façon d’être et de vivre pleinement, je conclurai par ceci: nourri , en cette fin du XXème siècle, par les expressions les plus diverses venues des quatre coins du monde, de la musique savante occidentale au jazz en passant par les musiques ethniques, folkloriques ou autres, il me paraîtrait bien dangereux, c’est à dire impossible, d’aller me dessécher dans l’univers restreint d’une quelconque de ces catégories, simplement parce que les multiples cultures qui m’ont formé se sont diluées ensemble dans un tout musical. 
        C’est pourquoi, en tant qu’ardent défenseur de mon époque, il me semble fondamental d’exprimer l’être que je suis aujourd’hui dans sa globalité, non une partie fragmentaire de celui-ci, persuadé au plus profond de moi que la seule issue possible pour la musique de demain se trouve dans la synthèse de tout ce qui nous a construit, de tout ce que nous sommes, pour une musique d’aujourd’hui.


Le bulletin de l’Apemu
N° 139 - Juillet 1992
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